Les androïdes rêvent-ils de réunions électriques ?

Connaissez-vous Tang Yu, la nouvelle PDG du groupe NetDragon Websoft ? Non ? Eh bien sachez que ses collaborateurs n’ont pas plus que vous eu l’occasion de lui serrer la main, de partager un café avec elle ou de faire valoir sa finesse d’analyse en réunion, et pour cause, Tang Yu est une intelligence artificielle (IA) !

Concrètement, Tang Yu n’existe que sous forme d’image et plus particulièrement d’image d’un algorithme compilant des centaines de données permettant de modéliser la direction d’une entreprise de grande taille : NetDragon avance que sa nouvelle PDG sera en charge de rationaliser le flux de process, de rehausser la qualité des tâches de travail et d’améliorer la vitesse d’exécution, tout en jouant un rôle essentiel dans le développement des talents et en assurant un lieu de travail équitable et efficace pour tous les employés. L’IA, qui compilera un très grand volume de données en temps réel, facilitera la prise de décisions rationnelles dans les opérations quotidiennes et rendra le système de gestion des risques plus efficace. Pour NetDragon, l’opération est un véritable coup de comm’ – on en parle même en France – qui devrait démontrer que les systèmes d’intelligence artificielle développés pour ses jeux vidéo et solutions de gestion de communautés en ligne sont tout à fait utilisables en entreprise. De fait, même si ce système connaissait des couacs – Tang Yu, dépourvue de responsabilité juridique ne pourra pas signer de contrats par exemple –, il n’est pas certain qu’ils pèsent lourd face aux avantages que représente une PDG ne percevant pas de salaire et pouvant être débranchée à tout moment.

En France, il semble que nous soyons encore loin d’atteindre ce type d’extrémités, mais nul n’ignore que de nombreuses innovations ont été récemment apportées au socle normatif commun que constitue le Code du travail : qui sait si dans quelques années, les réunions de CSE seront présidées par un algorithme ? Il est certain que certaines décisions sont déjà prises ou en tout cas suggérées par des systèmes d’intelligence artificielle dans les grands groupes français, mais imaginons un peu la situation : un robot faciliterait-il le dialogue social tel que nous le connaissons ?

Soit donc un CSE présidé par Tang Yu, qui ferait face à une assemblée de Représentants du Personnel. Bonne nouvelle, il est facile d’imaginer que la présidence serait programmée pour garantir la présence de viennoiseries et de boissons chaudes à l’ouverture de la séance et qu’elle optimiserait facilement la taille de l’ordre du jour en fonction de l’endurance des Élus ou du temps que son traitement exige. À coup sûr aussi, les réunions génèreraient très peu d’heures supplémentaires : les coûts seraient, de ce point de vue, assez bien suivis. Couplé à un système d’enregistrement des débats, le robot pourrait d’ailleurs certainement publier le procès-verbal des débats en temps réel.

À ce stade, que demanderait le peuple, c’est-à-dire les Élus et les salariés qu’ils représentent, et l’ensemble des acteurs du dialogue social élargi ? Eh bien probablement ce qu’ils exigent déjà les uns des autres : de l’écoute et du dialogue, mais également de la sensibilité, formes d’intelligence qu’il conviendra toujours de valoriser dans le cadre de débats présidant à la destinée des travailleurs. Pas sûr, par exemple, que Tang Yu – ou ses « homologues » – sachent accueillir une anecdote ou traiter un sujet qu’elle n’avait pas anticipé. Pas certain non plus qu’un robot maîtrise bien la dialectique, principe de discours selon lequel deux positions opposées puissent s’infléchir jusqu’à trouver un compromis ou un consensus. Que dire également de l’ironie, du sarcasme, des apartés, des effets de manche, de la nécessaire révision de ses propres positions au gré de l’avancement des débats ? Le dialogue social implique en effet toujours des prises de risques : celle de ne pas être bien compris, d’avoir à compléter ses arguments ou encore celle d’accepter de tenir une position minoritaire ou de devoir abandonner une position initiale pour se ranger à la plus juste ou la plus convaincante. L’exercice auquel se livre les partenaires sociaux chaque mois en CSE n’a donc rien d’automatique et souffre de peu de principes : il n’a donc rien de programmable et celles et ceux qui demandent à leurs interlocuteurs d’abandonner leurs postures pour jouer le jeu d’un dialogue social franc et sincère.

Ces questions sont bien sûr posées par des observateurs assez circonspects face à la technologisation de la vie en entreprise, souvent plus littéraires que scientifiques, mais chez qui une certitude est bien ancrée : le dialogue social est une matière complexe, qui doit se travailler avec subtilité et empathie. Cette certitude d’ailleurs née de la comparaison de procès-verbaux établis par des robots (oui, eux aussi existent déjà) et de ceux rédigés par des professionnels : reformuler et synthétiser n’a rien de robotique, comme nos salariés et nos clients l’ont bien compris !